Un couple entre dans une galerie
« On voit s’esquisser quelque chose qui ressemble à une silhouette de montagnes, ou à des ondulations1 ; on pense aussi à un sentiment fugace qui se perd parmi tant d’autres, constamment sollicité-e-s par des messages et appels comme nous le sommes très souvent au jour le jour, tu vois ? Est-ce qu’à travers les œuvres brodées de Charlotte Barry nous pouvons apercevoir notre propre paysage intérieur défiler dans le tracé de ces points, si soigneusement et systématiquement introduits, guidés par l’aiguille qui voyage à travers la surface souple de la toile ?
– Il va falloir trancher : s’agit-il d’une vue intérieure ou d’une fenêtre vers l’extérieur ? Un paysage montagneux ou un autoportrait ? Veux-tu dire que ça pourrait être les deux en même temps ?
Bon, réfléchissons un peu : que signifie le fait de dessiner à l’aide d’un fil ? Nous pourrions citer par exemple le point de croix, ou encore le tricot ou encore le crochet. Ça me rappelle des souvenirs d’enfance, quand je me posais dans la cour de récré pour tisser des bracelets d’amitié que j’accrochais au genou de mon jean troué, ça fait un bout de temps, maintenant… Et ensuite, il y a l’artiste américaine Lenore Tawney qui travaillait avec des textiles, en développant une technique de tissage ouvert qui faisait gondoler le support : force et fragilité à la fois. Agnes Martin, qui dessinait elle aussi des lignes, mais en peinture, était une amie intime de Tawney pendant ces années à New York quand l’expressionnisme abstrait prônait une masculinité toxique. Ces deux femmes, avec d’autres acteurs et actrices de la scène ont cultivé un microcosme foisonnant qui a fleuri discrètement dans l’ombre d’artistes de renom et qui ont rapidement reçu l’approbation du marché de l’art.2
– Je me demande si nous ne sommes pas en train de perdre le fil, là.
Et alors ? Que risquons nous en se promenant un peu dans l’histoire de l’art ? Après tout, ne sommes-nous pas venus ici pour flâner ensemble parmi ces formes, assumant le risque que représente l’errance ? Il me semble que c’est François Rouan qui a dit que la peinture commence précisément là où on l’on perd le fil.
– Ah mais tu évoques encore un nom de peintre — c’est pour dire que c’est de la peinture que nous voyons là ? Alors là nous ouvrons carrément la boîte de Pandore.
– Tu tergiverses, on dirait.
Je dirais qu’il serait dommage de repartir d’une expo sans se poser de question, autant pour l’artiste que pour le spectateur. Être en relation avec une œuvre, c’est la questionner. Par exemple, as-tu remarqué comment cette série donne envie de se rapprocher ? On se demande s’il s’agit d’une sérigraphie ou d’un dessin. Ainsi, le spectateur se retrouve à devoir s’approcher afin d’élucider le mystère.
– C’est à dire que tu penses que ça n’est ni l’un ni l’autre ?
Viens on continue ; il y a vraiment pas mal de choses qui se passent ici. Le langage est minimal, restreint. Les
matériaux sont multiples, plutôt naturels : il y a de la toile de jute, de la laine, du papier, du bois…
– parfois avec de l’acier et du plastique
C’est juste. Je me souviens de ces œuvres réalisées in-situ, comme cette série de wall-drawings ou bien cette installation éphémère3 réalisée pour La Poste pendant le Covid. L’artiste dit à ce propos : « Le rythme et la tension des lignes provoquent une vibration. L’installation modifie notre perception, interroge notre point de vue et invite au déplacement. » Sans la présence du spectateur, ces œuvres tendent à perdre leur raison d’être. Ainsi, cette présence devient un élément clé pour ces pièces en particulier. Elles sont vraiment pensées pour être vécues.
– et puis le temps est important aussi, sans doute ?
En effet. Il y a plusieurs séries assez directement liées au temps ; elles rassemblent et mettent en relation des moments à priori complètement distincts. Dans ces séries, le temps est ce qui permet que chaque tracé de ligne se dessine et se déplie petit à petit, nous pouvons suivre son parcours dans un moment méditatif de réflexion.
– Comme se regarder dans un miroir ?
Je pense que c’est plutôt comme si le temps s’arrêtait ; un moment où nous nous plongeons dans un instant de réflexion malgré le monde qui tourne autour de nous à pleine vitesse ; comme si nous pouvions arrêter la machine pour accéder à des sensations nouvelles. Une sorte de parenthèse sensible. Et si les vibrations que l’artiste mentionne pouvaient en effet déclencher une réaction à l’intérieur du spectateur à travers une combinaison de couleurs, de mouvements, et des relations établies entre les formes ?
– Bon, j’ai l’impression que tu me fais le résumé d’un film de science fiction
Plutôt un labyrinthe ?
– (…)
Ou un monde d’entre-deux ! Comme dans le titre de cette série : « Entre-deux ». C’est un état de transition, comme ces deux formes qui se fondent l’une dans l’autre : elles s’entrecroisent et deviennent quelque chose de nouveau — un être hybride. La rencontre flotte sur un champ fluo, dans une intensité de glissement vers…
– Moi je me demande si ces formes ne sont pas plutôt en train de se séparer, en fait.
Hmm, je dirais que ça fait partie de ce flottement, cette incertitude. Comme avec le titre, ‘Filer la ligne’, c’est ouvert à interprétation, non ? Filer la ligne, ça sonne un peu comme une phrase qui me serait venue dans un rêve et dont j’ai oublié le sens, mais que j’ai très envie de retrouver. Je passe tout le rêve comme ça, à chercher, à essayer de retrouver le sens caché de ces mots. Un tracé qui revient sur soi, se reprend, comme dans la broderie.
– Celle-ci me fait presque penser à des peintures de Mondrian que j’ai vues récemment.
Pourquoi pas, mais je ne suis pas certaine que son idée moderniste de ‘relations pures’ s’applique vraiment à la pratique de Charlotte Barry. Le métier à tisser contre le mur, par exemple, qui peut évoquer un sommier, mobilier du sommeil. Nous sommes sur le territoire de l’intime, de la domesticité. Ces formes minimalistes et multiples cherchent à nous faire ressentir plutôt que de parler d’elles-mêmes, elles déconstruisent l’abstraction, pour ainsi dire. Et puis, peut-être encore à chercher la transcendance, si nous nous référons au titre de cette pièce de 2017, Horizon.
L’instabilité immanente de certaines œuvres nous rappelle que la plupart des objets et des situations sont prises dans un processus d’évolution incessant. Des peintures deviennent des sculptures, des sculptures deviennent des objets déclencheurs de mouvement, et des objets du quotidien peuvent se délester de leur poids émotionnel pour devenir plus légers, plus souples, plus poétiques. La mutabilité donne également un sentiment d’espoir, comme si en suivant ce fil, comme Ariane, nous pouvions sortir du labyrinthe. Et puis au-delà des murs…
– se trouverait ce verre de vin que j’attends de boire avec toi ! Après tout, elle se mettra en couple avec Dionysos, n’est-ce pas ? Enfin, ta métaphore me semble un peu bancale. On y va ? »
Le couple sort de la galerie, main dans la main.
Cynthia Gonzalez-Bréart
1 « Canevas », 2023
2 Voir PEIFFER, Prudence « The Slip : The New York City Street That Changed American Art Forever”, 2023 (Harper)
3 Station, (2021)