La possibilité d’une barque
Expansive, chatoyante, d’un vert sans fin, la forêt liminale qui entoure la cabane ornée du chiffre 551 – intrigue avec ses mélodies déclinées en murmures et bruissements ; elle se hâte de conférer ses complexités infinies. Le monde-miroir de l’étang se dévoile ; il est entouré par des pins, des hêtres, des chênes, des cèdres centenaires postés en sentinelle. L’étang semble être le détenteur d’un secret ; un message qui pourrait se révéler à nous si seulement nous pouvions nous approcher de la surface plane et miroitante de l’eau. Depuis les berges, nous ne pouvons que glisser au-dessus en parcourant par la vue ce paysage aqueux.
Nous ne pouvons que nous demander quel message la forêt s’efforce de nous transmettre à travers toute cette splendeur, dans une ambiance feutrée et ombragée ; avec son bourdonnement doux, son langage secret, une véritable oasis peuplée de créatures qui prospèrent, s’épanouissent ou simplement disparaissent.
Cendrine Robelin est venue ici, dans ce coin entre Morbihan et Ille-et-Vilaine, pour se pencher sur la question.
Cartographie des mythologies
Autrefois, la vie quotidienne était très influencée par les anciennes histoires et légendes : vieilles croyances. Ici, nous ne sommes jamais loin de ce monde mystérieux et lointain, il reste présent malgré la distance à travers le temps. Ici, la possibilité d’atteindre des fréquences particulières reste toujours aussi présente : ces énergies nous rapprochent de l’idée d’Ouverture2 de Rilke. C’est précisément ici que l’artiste s’est installée, comme exploratrice de terres numineuses n’ayant pas encore été entièrement élucidées. Ses coordonnées ne sont pourtant pas secrètes. Des spécialistes (botanistes, herboristes, ornithologues, reflexologues, entre autres), des habitants de la zone ainsi que des artistes venus de loin et de moins loin sont passés par ici. Les fruits du passage de ces personnes de tous bords sont les Cartes sensibles ; celles-ci sont le résultat d’une heure de promenade autour de la cabane 55. L’artiste a demandé à chacun-e des participant-e-s de produire son compte-rendu de la visite, y compris leurs impressions et réactions vis-à-vis de ce lieu si particulier. Le résultat est une sorte de Carte du Tendre contemporaine, où la pensée cartésienne laisse place à l’intime. Cette cartographie collective produit un vertigineux sentiment de mouvement ; un feuilletoscope d’impressions animé par les différentes observations poétiques (Je suis partie depuis ici, et puis… comme j’entrais dans les feuillages, j’ai marché comme une fourmi),3 des réactions sur-le-vif (Peur – prudence – j’avance), des croquis plutôt formalistes ou abstraits inscrits sur la page au moment de la rencontre avec le paysage forestier.
Promesses de monstres
Puisque « nous ne sommes pas les seuls acteurs »,4 les protagonistes de Sur la berge (2022) sont eux des hérons, des ragondins, des canards. Les images enregistrées avec une caméra de chasse au cours d’une année étonnent non seulement parce qu’elles témoignent de la communication entre espèces, mais aussi parce qu’elles semblent indiquer que les bêtes se rendent compte qu’elles sont observées. Au fil des saisons et avec le temps qui passe, ces rongeurs des milieux aquatiques commencent à s’intéresser au dispositif d’enregistrement et n’hésitent pas à l’investiguer. Introduits en Europe depuis l’Amérique du sud au cours des XVIIIe et XIXe siècles, puis élevés et exploités pour leur fourrure, les ragondins subissent une perte de statut. Cette espèce est actuellement considérée comme invasive du fait de ses habitudes destructrices ainsi que pour sa tendance à être porteuse de maladies, des défauts qui ne lui sont pas réservés.
Faux inconnus
Également considéré comme « invasif », le Prunus laurocerasus ou laurier palme se répand sur le sol européen depuis la renaissance. Dans Cabane de l’hospitalité (2022), les branches de cette plante de la famille des Rosacae sont soigneusement, voire tendrement, invitées à prendre une forme circulaire qui servira ensuite de base à la construction d’une structure en forme de matrice, décrivant ainsi la nature ambiguë que notre société entretien avec l’autre ; l’étranger, ou non-natif. Les fils colorés qui habillent la structure ajoutent une épaisseur à cette représentation déjà complexe de diversité intrinsèque faisant face à une diversité imprévue, où ce qui est ‘non-natif’ est considéré comme envahissant et perçu comme suffoquant ce qui est ‘natif’.
Avec en fond de toile cette forêt mythique de Paimpont / Brocéliande – le nom que l’on choisira dépendra de notre lecture de la région – l’artiste se penche sur les divers et nombreux acteurs, co-créateurs d’un dialogue multi-espèces dont les implications sont loin d’être évidentes dans l’immédiat et dont nous risquons d’ignorer l’impact pendant encore longtemps. Les différents fils conducteurs que l’artiste tisse ensemble dans « Redevenir forêt » – que ce soit d’origine végétale avec le laurier palme, humaine avec les cartes sensibles ou encore animale avec les ragondins, les canards, les chauves-souris – tous contribuent à raconter une histoire faisant référence à des cosmologies, mythologiques ou scientifiques, à travers le temps. Le tissage des voix et des perspectives que Robelin nous invite à parcourir est également une invitation à revoir la notion de l’Anthropocène – terme utilisé par la communauté scientifique pour désigner notre ère – pour se rapprocher d’une vraie notion de communauté. Ce terme serait plus informé par une recherche d’équilibre concerté ; dans une dynamique où tous les acteurs seraient impliqués et pris en compte ; dans une coexistence qui ne saurait se définir en termes de menace ou de dominance.
Il se peut que le message de la forêt se trouve effectivement de l’autre côté d’un monde-miroir. Cendrine Robelin nous invite ici à observer et écouter, à glaner parmi la richesse que nous offre la biodiversité, à réfléchir ensemble aux propos de la forêt pour ensuite envisager une nouvelle forme de vivre-ensemble, de manière de s’accueillir.
Un texte de Cynthia Gonzalez-Bréart