Entre le 4 janvier et le 14 février 2022, période qui correspond à la résidence de Camille Tsvetoukhine à Nantes au sein du Collectif Bonus, l’artiste a occupé un appartement proche du quartier Saint Félix. Pour ceux qui l’ignorent (ce qui fût mon cas jusqu’à récemment), le cimetière de la Miséricorde, surnommé « Le Père Lachaise nantais », se situe dans le même secteur. Presque chaque jour, Camille s’y est rendue et elle a collecté des plantes, d’espèces et de formes variées. J’ignore si, lors de ses promenades, elle avait déjà en tête d’associer ces végétaux à son travail plastique ; si c’est en ramassant les branchages, les feuilles, les mousses et le lichen qui recouvraient les sépultures, qu’elle a commencé à matérialiser dans son esprit les œuvres qu’elle allait produire durant son séjour nantais. La raison pour laquelle j’émets cette hypothèse est liée à la composition de ces toiles qui s’articule largement autour de ces éléments naturels – à la fois réel (branches et feuilles fixées aux tableaux) et simulés (par le dessin de l’artiste). C’est par cette brèche, par l’ambiguïté entre l’objet physique et sa représentation, que Camille Tsvetoukhine parvient à créer un lien d’incertitude entre l’approche visuelle et sa perspective intellectuelle.
L’artiste poursuit ici ses expérimentations sur l’espace pictural, où peut coexister « en un seul lieu réel plusieurs espaces qui sont en eux-mêmes incompatible ». Dans cette série d’œuvres, c’est par l’utilisation de la technique du trompe-l’œil qu’elle parvient à entrelacer des récits de nature disparate. Si les sujets de ses toiles font partie du répertoire classique de la peinture – paysage et nature morte – c’est pour mieux déjouer les présupposés que nous accolons à ces deux genres. Chacun de ses tableaux nous enjoint à aller au-delà des apparences, au-delà de la familiarité et de la simplicité des objets représentés.
Si, dans un premier temps notre œil nous rassure (on reconnaît aisément les objets présents dans l’image), le simulacre se délite rapidement face aux espaces représentés. Soudainement, les proportions de cette alcôve ouverte sur un ciel orageux nous paraissent étranges au regard des immenses fleurs qui l’encadrent. Ce paysage champêtre, dans lequel un chien se promène, devient anxiogène tant l’espace paraît se refermer autour de lui. Et que dire de ces arbres alignés dans cette forêt aux contours chancelants et impalpables ?
Chacun de ses tableaux, nous rappelle le sens originel des Natures mortes, à savoir la mise en place d’un système de correspondance entre les images et les mots, entre les objets et leurs symboliques. Ce système d’analogie évoque « Les Mots et les Images » de René Magritte, qui préférait jouer sur le sens de ses images plutôt que sur l’inconscient, pour parvenir à créer des significations nouvelles.
Ce synchronisme est également la base de l’ésotérisme. Dans les peintures de Camille, l’entremêlent d’espèces (végétal, humaine, animal) et de matières (bois, velours, satin) sont mises en scène à la manière de rituels. Rituels incontestablement païen ici, même si l’artiste s’appuie en partie sur la symbolique religieuse qu’elle s’amuse à renverser. Ainsi, la Vierge de Guadaloupe est devenue une femme-plante, rappelant les êtres hybrides de l’artiste Toyen ; les drapés et voiles, utilisés dans la liturgie catholique, servent ici d’éléments de mise en scène.
Ce dialogue entre le profane et le sacré, le prosaïque et le spirituel, est mis en tension permanente dans l’œuvre de Camille Tsvetoukhine et c’est sans doute dans ce désir de parler non pas de « la réalité » mais de « ses réalités » que son travail se construit. On y devine un intérêt pour les vacillements, ces moments où les certitudes se fissurent et que nous comprenons, comme n’a cessé de le répéter dans ses romans Philip K. Dick, que la réalité n’est qu’une illusion. Dans ces mondes déréglés que sont les toiles de Camille, il se dessine en creux une envie, celle d’en faire des espaces d’exploration. Chacune de ses toiles, devient alors un sacrement par lequel l’artiste appelle de ses vœux de nouveaux récits qui, par la magie du regard, rejailli sur le monde environnant.
L’artiste Derek Jarman a écrit au sujet de son incroyable jardin situé à Dungeness, en Angleterre : « Au départ, les gens ont cru que je construisais un jardin qui aurait des propriétés magiques (…) Il y avait déjà de la magie (… ) Un jardin est une chasse aux trésors. ». Je termine ce texte en émettant une seconde hypothèse, celle que les peintures de Camille Tsvetoukhine sont pour elle ce jardin.
Clothilde Morette