La souplesse et la flexibilité, mais aussi l’inconstance et l’instabilité ; le talent de se créer une nouvelle apparence, mais aussi le génie de s’en défaire ; la capacité métamorphique par excellence.
(Catherine Malabou, La plasticité)
L’exposition Chubby club est pensée par l’artiste et commissaire d’exposition Clélia Berthier qui fait de la nourriture et de l’organique ses médiums de prédilection. Chubby signifie potelé, joufflu. Des qualificatifs qui caractérisent les formes rondes et pleines des œuvres qu’elle présente à l’Atelier 8. Particulièrement inspirée par les thèmes du repas, de la digestion et de l’estomac, Clélia Berthier a rassemblé quelques unes de ses pièces en dialogue avec celles de Pierre Boggio, Marine Brosseau, Clovis Deschamps Prince, Planète Copains, Michaela Sanson-Braun, Dārta Sidere, Loona Sire et Alban Turquois pour un grand festin hybride.
Dès l’entrée, les sens sont saisis par les odeurs de friture et de brûlé. Des chips de riz et des objets sont disposé.e.s sur une table de banquet en fer à béton et un plateau en croûte de sel brûlé. Alban Turquois propose notamment de servir un cocktail dans des peaux d’orange séchées, le tout sur un tablier alvéolé en silicone. Le service de cuillères en céramique de Pierre Boggio se mélangent aux cuillères de Clovis Deschamps Prince remplies d’écumes de pain grillé. La plus grande d’entre elles, posée à l’extrémité d’une table, contient pour sa part du beurre qui sert à agrémenter le pain fougasse suspendu par une chaîne. Au sein de cette dynamique de partage où chacun.e est invité.e à déchirer, à même la structure, un morceau de ce pain brioché, Planète Copains, lui, a imaginé Le Solitaire, un minuscule barbecue pour une mono-saucisse de six mètres de long réchauffée et offerte lors du vernissage. Proches des repas organisés en galeries et musées par Rirkrit Tiravanija (né en 1961), c’est finalement la relation qui est à l’œuvre.
Mais ne nous y trompons pas complètement, la convivialité du repas côtoie parfois le dégoût et le repoussant, l’attirance et la répulsion, une esthétique particulièrement saisissante qui rejoint celle de Martin Parr (né en 1952) dans sa série photographique, Des Goûts. Environnant cette curieuse tablée, des œuvres à l’esthétique informe attirent l’attention : la Serpentine de Dārta Sidere ressemble à un intestin et a été dissoute, « digérée », par un produit abrasif. Le mur de Clélia Berthier crée matériellement la confusion : barbe à papa, laine de verre isolante, fragment de chaire ou paroi de
l´organisme ? Exposé tel un trophée, le curieux sandwich au pâté de Michaela Sanson-Braun, réalisé à partir de tranches de pain de mie et d’un socle en marbre, joue avec humour de la fast food et des matériaux nobles.
Le vernissage sert d’instant décisif à la vie de l’exposition Chubby club qui en gardera les traces, les vestiges. Là où la pratique voulait que les artistes enduisent leurs peintures d’une couche de vernis la veille de l’ouverture au public, Clélia Berthier, elle, a enveloppé la photographie d´un ventre réalisée par Loona Sire et un rideau en fibre de verre, d’une couche de riz soufflé suintante, ainsi que des gobelets coniques avec de la cire d’abeille. À plusieurs reprises, elle plonge aussi ses chips dans la friture. L’artiste, tout en s’amusant des réactions physico-chimiques de ses matériaux, cherche à créer une cuisine libre. A l’image de son mur de pain cuit piégé et débordant des alvéoles de brique, ces installations créent la confusion entre le consommable et l’œuvre, entre la dégustation et la tentation.
Les sculptures témoignent d’une recherche plastique accidentelle souvent effectuée par un processus de cuisson. A la fois repas au restaurant, offrande et geste créateur, l’exposition et les œuvres évoluent sans cesse, avec surprise. Ces rencontres matérielles, choisies pour leurs capacités polymorphiques, sont le lieu de transformation ou de transmutation. L’animation de Marine Brosseau en est un bon exemple : s’inspirant du rôle précieux des abeilles ventileuses lors de l’élaboration du miel, la vidéo est projetée sur une surface de cire, sur laquelle repose… un tas de miel. À déguster, bien entendu.
Reprenant la notion de « moment de forme » d’André Souris, ces œuvres se créent par leur activation et ce, chaque jour d’ouverture. Elles disparaissent, mangées ou bues, pour s’achever inévitablement dans la digestion. Tout est affaire de corps : cycle et mue, enveloppe et peau, plasticité et viscères. On sent poindre l’influence post-minimaliste de l’artiste Eva Hesse (1936-1970), allant d’excroissances en excroissances. Clélia Berthier nous montre notre intérieur et la façon dont, quelque part, nous nous mangeons soi-même.
Finalement, tous ces moments de forme, de partage et de rencontres entre les matières, le public et la nourriture, sont les prétextes à cette fabuleuse chose de la vie : manger.
Un texte d’Adélie Le Guen