Cette exposition fait suite à une résidence de recherche menée aux Archives Gaies du Québec (AGQ), à l’automne 2021. Issue de ce temps de travail, Be my ghost associe commissariat d’archives et créations d’oeuvres. Initiant un dialogue posthume, l’exposition propose une immersion subjective, sentimentale et politique à travers les archives de Guy Fréchette, poète et photographe québécois, décédé des suites du sida à 43 ans.
Après sa disparition en 1996, ses archives personnelles sont léguées à Jean Logan1, son premier compagnon. En 2020, ce dernier fait don des documents aux AGQ. L’oeuvre de Guy Fréchette, très peu diffusée, reste aujourd’hui méconnue.
En préparant ce temps de résidence aux AGQ, nous imaginions y déceler quelques invisibles et partions en quête d’archives lesbiennes, systématiquement sous‐représentées dans l’histoire de notre communauté. Croisé au hasard des cartons, le fonds « Fréchette » a bouleversé notre itinéraire de recherche. Be my ghost fait suite à cette rencontre.
Comme toute une généalogie d’auteur·e·s aux voix homosexuelles, queers et dissidentes invisibilisées, l’oeuvre de Guy Fréchette porte des récits qu’il est indispensable de faire circuler. Ces archives continuent de parler ‐ elles témoignent ‐ nous les invitons à ne plus être tues.
« Se souvenir n’est pas un simple acte de la mémoire, on le sait. C’est un acte de création. C’est fabuler, légender, mais surtout fabriquer. C’est‐ à‐dire instaurer. […] l’anglais, à cet égard, permet un joli métaplasme avec le remember qui veut dire se souvenir, mais qui lorsqu’on le scande re‐member, signifie recomposer, remembrer.
Recomposer, reconnecter des morts, certes, mais aussi des récits, des histoires qui les portent, qui se situent à partir d’eux, pour se laisser envoyer ailleurs, vers d’autres narrations qui ‘re‐suscitent’ et qui elles‐mêmes demandent à être ‘ré‐suscitées.’ »2
À TRAVERS LE FILTRE DES ARCHIVES
Guy Fréchette explore le rapport texte‐image en alliant autofiction, prose poétique, manifeste engagé, élégie amoureuse et humeur noire. Ses textes et photographies naviguent entre paysages cinématographiques et dialogues érotiques. Tout aussi crue que sentimentale, son oeuvre est traversée par l’angoisse du sida, la perte et l’abandon. Son écriture incisive offre une plasticité dans le fond comme dans la forme. Guy Fréchette découpe littéralement ses lettres d’amour et ses manuscrits pour inclure leurs fragments à ces fictions intimes.
Les documents qui composent ces archives se situent pour la plupart dans une zone liminaire entre ce qui est écrit pour soi et ce qui est adressé à l’autre. Les discours poétiques de Guy Fréchette sont baignés de récits personnels, ses journaux intimes constituent les cahiers de brouillon de ses recueils. Il semble impossible de tirer une frontière entre ces modes d’écriture, tant leur porosité transparaît. Be my ghost se lit à travers un filtre, celui des archives, qui interroge nombre d’enjeux paradoxaux. Le statut des documents ne permet pas d’affirmer l’achèvement d’une forme, mais plutôt d’en traduire les variations. Semant un flou entre l’ébauche et l’abouti, le poème et la lettre, l’oeuvre et sa documentation, l’exposition rend visible tout en faisant place aux manques.
Be my ghost propose d’apercevoir. Appréhender l’oeuvre de Guy Fréchette implique de prendre en compte son caractère fragmentaire. Certaines traces sur disquettes sont devenues aujourd’hui obsolètes, impossibles à ouvrir, à lire ou restaurer. L’archive compose une matière vivante, capable de s’altérer. Ces disquettes cristallisent une part d’insaisissable, nous rappelant que l’invisibilisation entraîne la perte, et l’absence de transmission entraîne l’oubli. Une photographie de ces objets amnésiques appuie cet effacement.
Étiquetées, Je ne t’ai pas envoyé de lettres… les disquettes deviennent une enveloppe, l’image d’une correspondance fantasmée.
« Certaines de ces technologies contenaient un principe d’obsolescence (…) [elles] n’atteignent plus le seuil minimal du visible ou de l’audible. Ces machines ont pourtant littéralement affecté les arts et l’activisme à la fin du XXe siècle, l’histoire aujourd’hui ne saurait se passer de leurs affects fantomatiques. »3
DES COURRIERS POUR MÉMOIRE
La mise sous pli embrasse l’exposition : be my ghost est pensée au « format lettre »4. Les documents se trouvent présentés proportionnellement à cette dimension. Si nous acceptons sciemment la contrainte de retailler nos prises de vues à ce format, c’est qu’il rejoue et affirme un hors‐champ, un point de vue subjectif dans la compréhension des éléments.
L’ensemble fonctionne comme une lettre ouverte, déployant ses ramifications, comme un dialogue épistolaire rempli de souvenirs, une mémoire à partager. Format courrier, l’exposition peut se plier et se loger dans une enveloppe, en attente d’être redéployée.
Guy Fréchette utilise la correspondance comme outil de fiction et de désir. Des lettres, jamais envoyées, tapissent les archives de l’auteur. Certaines resurgissent dans ses textes poétiques, souvent à peine remaniées, si ce n’est par la suppression du prénom du destinataire. Son recueil Je ne t’ai pas envoyé de lettre… porte le titre de ce mode d’écriture.
L’exposition s’ouvre sur ce tapuscrit5. Déployé au mur comme un chemin de fer éditorial, ce texte articule un récit central, une colonne vertébrale dont il ne cessera d’expérimenter les mutations. Rédigé entre 1985 et 1995, l’ouvrage incarne une traversée temporelle, une déclaration d’amour autant que sa fuite, une déclamation de doutes acerbes, au pessimisme insolent et terriblement lucide.
Guy Fréchette apprend qu’il est séropositif en 1990. Le virus s’immisce dans son corps et dans son écriture, il traverse et modifie la trajectoire de ses récits et génère une urgence. Cette torsion dans la temporalité marque irrémédiablement son langage. Je ne t’ai pas envoyé de lettre… en est empreint. Le sida ne constitue pas le sujet du recueil, comme il ne forme pas le sujet de l’exposition : le sida contamine le sujet.
Be my ghost ne s’installe pas dans la chronologie rigoureuse d’un « avant » et d’un « après » virus, invitant à penser le sida dans une temporalité politique qui se poursuit au présent.
DES DIALOGUES EN SURIMPRESSION
Joignant les époques, différents modes d’échanges ponctuent l’exposition. Retranscrits sous forme de fiches d’emprunts de bibliothèque, aussi appelées « fiches fantômes », des conversations annexes s’inscrivent comme des indices à relier. Transmissions orales, mails, screenshot sérendipien6 et monologues intimes extraits des journaux de Guy Fréchette donnent voix à des données manquantes.
Pour montrer, il nous a fallu dupliquer : photocopier, numériser, photographier. Seules les diapositives sont un emprunt au fonds. Elles contiennent un recueil7 que Guy Fréchette est venu photographier page par page. Formant un ouvrage miniaturisé, ces diapositives posent à leur tour la question du duplicata. Cette logique de multiplication répond aux images du recueil. Photographiées d’après écrans cathodiques, des séquences de films érotiques et de vampires parsèment son œuvre, elles fusionnent en surimpression avec ses captations personnelles. Ce glissement dans l’écran divulgue un trouble volontaire, un besoin de connecter le réel à la fiction. Certaines traces documentaires réalisées depuis le fonds Fréchette reflètent cette notion d’écran. La loupe grossissante ou magnifying sheet utilisée comme outil de lecture convoque alors des erreurs, des aberrations chromatiques comme de potentielles variations et vibrations capable de faire tressauter l’image vers sa virtualité. L’exposition affiche une prolifération d’images et d’informations qui se répondent comme des fenêtres informatiques, des pop‐ups qui surgissent et se chevauchent.
Be my ghost déploie textes et images en arborescence pour rendre tangible les relations poétiques, érotiques et politiques qui s’y tissent. Trouvant écho dans l’oeuvre de Guy Fréchette, l’évocation du cruising8 vient rappeler l’importance historique des lieux de rencontres homosexuelles.
La question du cadrage photographique comme oeil du désir se révèle au long de son œuvre. Certaines prises de vues, explicites ou pornographiques, initient des compositions auto‐érotiques et des mises en scène accessoirisées de cuir, de fourrure, etc. Dans son rapport à l’image, Guy Fréchette traduit également des inclinations plus implicites. Ses photographies déposent des signes à décoder : le buisson d’hortensia capturé à Provincetown9, la nuque de J.P. Ces motifs chéris apparaissent dans différentes strates d’auto‐fictions et mettent en lumière les jeux de répétition qui relationnent dans ses récits.
DES CORRESPONDANCES EN INFLORESCENCES
Ne cherchant pas à isoler les documents, les prises de vues réalisées aux AGQ répondent à un principe de superposition, de mise en contact. Certains objets s’immiscent sur et parmi les images. Timbres ou pochette d’allumettes illustrent la promesse d’un message. Le timbre au motif homoérotique et floral de la Collection Y. Beauregard s’invite dans l’interstice des disquettes titrées Je ne t’ai pas envoyé de lettre… et redouble un dialogue fortuit. Une pochette d’allumettes de la discothèque La Boite en Haut10 s’incruste également dans l’image et dans les lieux. En son creux, on peut lire : « Nom, adresse, téléphone, date à venir ». Présageant un rendez‐vous, cet objet aussi appelé « lettre d’allumettes », consigne un procédé de séduction, un autre moyen d’adresser ses intentions.
La vidéo Debout sous la langue11 nous permet de tisser un dialogue avec les récits de Guy Fréchette. Une collection de timbres y dessine un décor fantasmé, propice à la fiction. Conservé au AGQ, cet album de philatélie a pour unique sujet des représentations dites ‘masculines’. Page après page, l’ouvrage incarne un storyboard d’images‐désirs où les corps deviennent icônes homoérotiques. La vidéo propose une consultation silencieuse, comme intériorisée, la narration qui s’y ajoute déroule des récits enchâssés comme autant de souvenirs et d’images mentales invitant aux lectures plurielles. Debout sous la langue superpose les adresses, le timbre se mue d’objet à sujet de correspondance.
Cette logique de mise en corrélation se poursuit à travers l’apparition d’un presse‐papiers, greffé au fragment « Écraser le temps passé / et kidnapper le temps futur »12. Le presse‐papiers s’appose verticalement sur la photographie. Il rejoue un appui symbolique sur l’image, comme pour la retenir et la prémunir de l’envol. Ici, Il enlace l’image d’une fleur : la monotropa uniflora, ghost plant ou ghost flower.
Ce végétal propre à la flore Laurentienne du Québec, d’apparence cireuse et d’une blancheur éclatante, est une plante sans chlorophylle. La Ghost flower ne puise pas son énergie grâce à la photosynthèse, elle vit en symbiose parasitaire avec des champignons habitant ses racines. Elle tire des arbres voisins le sucre dont elle a besoin. Plus précisément, elle s’alimente en s’immisçant dans une relation symbiotique entre un champignon et un conifère. Si l’arbre meurt, la monotrope succombe aussi.
À l’image d’un fantôme qui a besoin d’un hôte à hanter pour se manifester, et des vivants qui font appel aux fantômes pour se souvenir, la Ghost Plant illustre les enjeux d’interdépendances qui gravitent autour de ce projet. Be my ghost repose sur ces logiques d’équilibre entre ce qui est montré, ce qui montre, et ce qui se montre. La Ghost Flower a l’autre particularité d’être insaisissable, car aussitôt cueillie ou touchée, ses fleurs noircissent complètement. Comme un impossible bouquet que l’on ne peut ni offrir, ni posséder, ces fleurs ne peuvent qu’être vues.
Les « bouquets de signes »13 sont prégnants dans l’oeuvre de G. Fréchette. Le registre floral apparaît dans son langage photographique et poétique, où fleurs et bouquets s’offrent comme des messages à décoder.
Trois poèmes frottés écrits à quatre mains ponctuent l’exposition : Host, Méandre versicolor, et Nombreuses comme des fleurs14. Ils s’appuient sur un extrait de journal intime où Guy Fréchette s’intéresse au ‘bouquet à lire’ et aux fleurs coupées comme langage. Il y note les variétés, les couleurs,le nombre et leurs significations.15
Ces poèmes frottés sont basés sur un protocole d’écriture. Des formes textuelles, hésitant entre empreinte et dessin, viennent puiser dans le vocabulaire des zones botaniques du Jardin des plantes de Nantes. Celles‐ci constituent une autre source d’archive, cette fois végétale, où chaque plante s’y trouve référencée par le biais d’un cartel embossé. Nous travaillons à l’aide d’un registre de termes patiemment récoltés, cartographiés et de son champ lexical imposé. Notre outil graphique et rédactionnel fonctionne par procédé de frottage. Nous utilisons ces plaques et les caractéristiques des plantes renseignées pour adresser et rédiger des nouveaux textes où les fleurs indiciaires forment un langage amoureux.
« Ce qui touche, je l’ai appris, et c’est une dimension importante de l’écologie des sentir, demande relais, reprise : ‘Passe ce qui touche, touche d’autre à son tour.’ Ce qui nous touche relève de l’écologie du viral ; faute d’hôtes, ce qui touche s’étiole, et ne pourra plus toucher personne. Ce qui nous touche nous requiert. »16
Be my ghost « mémoire branchée sur le désir » de Guy Fréchette amorce les liens métaphoriques, les connexions sensuelles, neuronales ou électroniques présentes dans l’oeuvre de l’auteur. L’exposition propose de se relier à cet héritage, de poursuivre ces récits et d’en faire circuler la parole. Le détournement de la formule « be my guest » pour « be my ghost » forme une invitation à chérir nos mémoires queer, à initier des dialogues inflorescents et se laisser hanter17 de sentiments.